La résolution de @books_njoy de lire toute l’œuvre de Romain Gary m’a donné envie de renouer avec cet auteur que j’aime tant. J’ai donc décidé de m’écarter un peu de ma PAL hivernale pour lire Education européenne. Il s’agit d’un de ses derniers romans parmi les plus connus qu’il me restait à découvrir, ayant déjà lu La Promesse de l’aube, La vie devant soi, Les racines du ciel et Les cerfs-volants.
Education européenne raconte l’histoire de Janek Twardowski, un garçon de 14 ans qui rejoint un petit groupe de résistants cachés dans la forêt, près de Wilno, en Pologne. Nous sommes à l’hiver 1942, les Allemands occupent les villages, les partisans se terrent, affamés et frigorifiés ; à plusieurs centaines de kilomètres de là, la bataille de Stalingrad fait rage, laissant espérer une victoire des Alliés.
Le roman est assez court et l’action se concentre sur quelques mois. Excepté Janek, on sait finalement peu de choses des personnages, qui sont avant tout présents en tant que membres du groupe des partisans, plus qu’à travers leur individualité. La vie des hommes qui meurent les uns après les autres, que ce soit de maladie ou dans la lutte, semble bien peu de chose, mais c’est dans le collectif, dans ce qu’ils arrivent ensemble à réaliser, ici ou sur les autres fronts, pour que la liberté triomphe de l’oppression et de la haine, que leur existence trouve un sens.
Le personnage de Janek m’a touchée par sa jeunesse et son entrée brutale dans la maturité alors que la guerre le force à apprendre ce que la vie a de plus dur. C’est aussi à travers lui que se maintient une forme d’espoir et d’humanité, dans son amour pour la musique qui transcende l’hostilité et l’horreur, dans sa découverte de l’amour avec Zosia. La figure mystérieuse du partisan Nadejda, combattant invincible qui mène les troupes et leur redonne courage dans les moments difficiles, insuffle également un souffle épique au roman et confirme que l’Idée est plus grande que l’homme.
Si vous aimez l’action et le suspense, je dois malgré tout vous avertir qu’il ne s’y passe pas grand chose. Plus qu’une intrigue linéaire, Education européenne est davantage une succession de scènes qui, ensemble, nous donne à voir la réalité d’une époque, le quotidien plutôt misérable des partisans, loin des grandes actions flamboyantes et des figures de héros, ainsi que la vie des villageois sous l’Occupation, entre collaboration et accommodement, dans la crainte de la répression et la lutte pour la survie. En réalité, l’aspect idéologique et allégorique prend une place importante, comme souvent chez Gary, presque plus que l’histoire en elle-même.
L’auteur a écrit le roman pendant la guerre, entre 1941 et 1943, alors qu’il était lui-même engagé comme aviateur en Afrique et en Angleterre. Il en a repris largement l’écriture après la guerre, donnant la version publiée en 1956 que nous connaissons. C’est pourquoi, bien que l’on sente l’expérience de celui qui a vécu de l’intérieur la Résistance, s’y ajoutent des références à l’issue de la guerre et à la défaite des Nazis et une certaine distance avec les évènements. L’auteur prend du recul sur l’action des partisans, n’hésitant pas à faire preuve d’ironie et d’une certaine amertume vis-à-vis des idéaux de ceux-ci.
Education européenne donne ainsi l’impression que l’auteur oscille entre la volonté d’y croire et une certaine désillusion face à l’absurdité de la guerre. Transparait un scepticisme quant à la capacité des hommes à concrétiser leurs idéaux de paix et de fraternité et un doute quant à la nature profonde de l’homme. Il pointe le fait que les grandes idées servent surtout à persuader les hommes de sacrifier leur vie, mais aussi l’incohérence entre le bien fondé de la Résistance, les belles valeurs d’humanité et de liberté qu’ils défendent et les actes qu’ils doivent commettre pour ce combat, qui les ramènent à la même violence et la même dureté que les Allemands.
Bien qu’ayant une dimension historique et idéologique, Education européenne reste un roman intime, dans lequel on retrouve les doutes et les craintes que l’auteur a pu ressentir lorsqu’il était lui-même au front, ainsi que l’influence de ses origines polonaises puisqu’il a choisi le front de l’Est pour cadre de son roman.
Seul bémol, les extraits plutôt abstraits des écrits de l’étudiant Dobranski, intitulés « Education européenne », sorte de mise en abyme du roman, dont j’ai fini par sauter les passages.
Education européenne, pour lui, ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre comme des bêtes… Mais moi, je relève le défi. On peut me dire tant qu’on voudra que la liberté, la dignité, l’honneur d’être un homme, tout ça, enfin, c’est seulement un conte de nourrice, un conte de fées pour lequel on se fait tuer. La vérité c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge, parfois, c’est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu’en l’ouvrant, après la guerre, quand tout sera fini, les hommes retrouvent leur bien intact, qu’ils sachent qu’on a pu nous forcer à vivre comme des bêtes, mais qu’on n’a pas pu nous forcer à désespérer. Il n’y a pas d’art désespéré – le désespoir, c’est seulement un manque de talent.
Combien de rossignols, pensait Janek, ont ainsi chanté à travers les âges, dans la nuit ? Combien de rossignols humains, confiants et inspirés, sont morts avec cette éternelle et merveilleuse chanson sur les lèvres ? Combien d’autres mourront encore, dans la froidure et dans la souffrance, dans le mépris, la haine et la solitude, avant que la promesse de leur enivrante voix soit enfin tenue ? Combien de siècles encore ? Combien de naissances, combien de morts ? Combien de prières et de rêves, combien de rossignols ? Combien de larmes et de chansons, combien de voix dans la nuit ? Combien de rossignols ?
En bref, on retrouve bien la patte de Gary dans ce roman plutôt atypique sur la Résistance. La beauté de sa plume, bien sûr, comme en attestent les extraits que je n’ai pu m’empêcher de vous partager, mais aussi un regard désabusé, un humour grinçant et des réflexions sur la nature humaine et la force des idéaux.
C’est une bonne idée de lire tout Gary! Je n’ai que deux de ses récits a mon actif et j’ai été éblouie. Je note celui-ci
J’aimeAimé par 1 personne
Un auteur qui ne m’a pas déçue jusqu’à présent ! Je ne pense pas que j’irai jusqu’à lire toute sa bibliographie car il a été très prolifique, mais en tout cas je découvrirai certainement d’autres de ses romans !
J’aimeAimé par 1 personne
Il a l’air d’avoir une portée presque philosophique ce roman ou du moins de susciter la réflexion.
J’aimeAimé par 1 personne
Oui c’est le cas, et je commence à percevoir que c’est récurrent dans l’œuvre de Gary !
J’aimeAimé par 1 personne
Pingback: Bilan – Mes lectures classiques de 2023 |
Pingback: Bilan – Un hiver de lecture |