L’autre moitié du soleil, Chimamanda Ngozi Adichie

couv32144263.gif Lagos, début des années soixante. L’avenir paraît sourire aux sœurs jumelles : la ravissante Olanna est amoureuse d’Odenigbo, intellectuel engagé et idéaliste ; quant à Kainene, sarcastique et secrète, elle noue une liaison avec Richard, journaliste britannique fasciné par la culture locale. Le tout sous le regard intrigué d’Ugwu, treize ans, qui a quitté son village dans la brousse et qui découvre la vie en devenant le boy d’Odenigbo. Quelques années plus tard, le Biafra se proclame indépendant du Nigeria. Un demi-soleil jaune, cousu sur la manche des soldats, s’étalant sur les drapeaux : c’est le symbole du pays et de l’avenir. Mais une longue guerre va éclater, qui fera plus d’un million de victimes. 

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Warning : ce roman n’a rien à voir avec Americanah. Pour apprécier L’autre moitié du soleil, il faut indéniablement s’intéresser à l’histoire du Nigéria ou, si on ne la connaissait pas, être curieux. Le roman tient beaucoup de la leçon d’histoire, la dimension historique étant aussi importante, si ce n’est plus, que l’intrigue. Je regrette d’ailleurs que les personnages ne soient pas dépeints plus intiment, ou du moins davantage dans l’émotion, pour que l’on puisse plus s’attacher à leur histoire personnelle au lieu de les considérer simplement comme des personnages de la Grande histoire. La lecture en aurait été probablement plus fluide et l’intrigue plus poignante et captivante. Pour le dire simplement, l’histoire m’a intéressée mais je n’ai pas vibré pour les personnages.

Pour que vous compreniez de quoi on parle, je vous rappelle rapidement ce qu’est la guerre du Biafra. C’est une guerre civile qui a opposé les autorités fédérales nigérianes et la région autoproclamée indépendante du Biafra entre 1967 et 1970, après la décolonisation. Elle se place dans un contexte de tensions ethniques, religieuses et économiques entre les Ibos, à dominance chrétienne, et les Haoussas, à dominance musulmane. Les Ibos, présents majoritairement dans le Sud-Est du pays, constituent l’élite du pays, occupant la plupart des postes dans l’administration et le commerce. En janvier 1966, le général ibo Ironsi fait un coup d’Etat et met en place un gouvernement militaire. Dans le Nord, une partie de la population s’oppose à cette prise de pouvoir et réagit par des émeutes et un déchainement de violence ciblée sur les Ibos, provoquant un déplacement de population ibo vers le Sud-Est. Ironsi est assassiné lors d’un deuxième coup d’Etat mené par le général Yakubu Gowon, qui instaure un gouvernement fédéral militaire chargé de rétablir le régime civil et l’unité nationale. Face aux massacres et au redécoupage administratif, le 30 mai 1967, le colonel Ojukwu, gouverneur militaire de la région Est, proclame la sécession de la province du Biafra, à majorité Ibo, qui est aussi la région la plus riche en ressources agricoles, minières et pétrolières. Le gouvernement fédéral condamne cet « acte de rébellion » et lance la mobilisation générale pour faire revenir le Biafra dans le giron nigérian. Après l’euphorie des premières semaines, le « gouvernement » et l’armée biafraises font face à des difficultés. Les fédéraux reprennent rapidement du terrain, réduisant la partie du territoire contrôlé par le Biafra. L’avance des troupes fédérales aboutit à un drame humanitaire : encerclé, et refusant la reddition, le Biafra est coupé des ses ressources et de ses approvisionnements en matières premières et agricoles, condamnant la population à la famine.

Après avoir lu cette longue mise en contexte, vous comprenez qu’il n’est pas forcément facile d’entrer dans le roman pour un lecteur qui n’est pas familier de cet épisode de l’histoire du Nigéria. Et en effet, au-delà de l’aspect historique, lire un livre dont l’intrigue se déroule dans un pays qui nous est totalement étranger demande un petit effort d’adaptation et d’accepter que certaines références ou choix d’écriture de l’auteur nous échappent. Si on l’accepte, cela devient très intéressant parce qu’on apprend énormément de choses sur le Nigéria et sur la société nigériane.

Les personnages principaux font plutôt partie de l’élite. Il y a les sœurs jumelles et rivales : Olanna, la belle femme qui fait chavirer les hommes, et Kainene, qui a souffert de la préférence paternelle et est plus sarcastique, plus fermée. Elles font partie d’une riche famille et, instruites en Angleterre, représentent les femmes modernes, indépendantes. Olanna a un poste de maitre de conférence en sociologie, et Kainene exerce des responsabilités dans l’entreprise familiale. A leurs côtés, les personnages masculins paraissent moins charismatiques. Il y a Odenigbo, l’intellectuel engagé, éternel idéaliste, soutien de la première heure du Biafra, et Richard, le Britannique qui voudrait être écrivain, passionné par la culture nigériane mais qui peine à trouver sa place. Je dois citer également Ugwu, le domestique d’Odenigbo. Les parties de son point de vue sont sans doute les plus touchantes, car il utilise un vocabulaire reflétant son niveau social et son absence d’éducation. Travailleur, dévoué à « Master », il prend son rôle très à cœur (voire un peu trop) et se donne une importance fondamentale dans le foyer. Ses superstitions, ses a priori sur les fréquentations d’Odenigbo, son comportement ultra-protecteur envers la famille qu’il sert, comme sa rivalité avec le jardinier et les autres domestiques, font souvent sourire, bien qu’à ses dépens. La relation privilégiée qu’il tisse avec Odenigbo et Olanna, jusqu’à devenir presque un membre à part entière de la famille, est attendrissante. En tant que socialiste convaincu, Odenigbo se veut être un maître très progressiste, l’encourageant à se cultiver pour améliorer sa condition.

Le temps d’installer les personnages et le contexte historique, le roman a un peu de mal à démarrer, et certains passages trainent en longueur. Pour autant, c’est aussi ce qui permet de s’immerger dans la culture nigériane, notamment avec le travail autour du langage (certains mots nigérians ont été utilisés sciemment par l’auteur et conservés par la traductrice). Chimamanda Ngozi Adichie a parfaitement rendu les tensions existantes au Nigéria avec la rivalité entre les ethnies (Yorubas, Haoussas, Ibos). Les personnages ibos sont représentatifs de la situation plutôt privilégiée de cette ethnie (présence dans l’administration, l’université), tandis que chaque groupe a des préjugés sur les autres. Le mécanisme de la guerre civile parait terrible car les idées deviennent des mentalités ancrées, les conflits se radicalisent, pour aboutir à une situation où chacun se définit avant tout par son ethnie et en opposition aux autres, y compris au sein du groupe d’amis.

L’Autre moitié du soleil est bien un roman sur la guerre. On y assiste au déchirement d’un pays, à l’instabilité politique et militaire, à la violence généralisée. Particularité de la guerre civile, les combats s’accompagnent de nombreuses exactions (viols, spoliations, humiliations, violences, voire meurtres) et les bombardements aériens menacent les civils. Bien que la guerre soit racontée du point de vue ibo, l’auteur n’oublie pas que la violence s’exerce des deux côtés. Y compris envers son propre camp, comme le prouvent les ravages de la conscription et les phénomènes de culpabilisation et de délation dans une période trouble où chacun joue au plus patriote, à celui qui accomplit le plus grand effort de guerre pour le Biafra.

Chimamanda Ngozi Adichie parle de l’histoire sous le prisme de l’individu, en nous montrant comment les personnages vont être affectés par la guerre. Et effectivement, c’est une longue descente aux enfers pour les deux couples. Très rapidement, l’enthousiasme politique cède le pas à la désolation face à l’inégalité des positions et aux défaites, jusqu’à ce qu’il faille enterrer les rêves d’avenir. Comme les autres Ibos restés au Biafra, ils n’ont pas le choix de fuir à mesure de l’avancée des troupes nigérianes, en laissant tout derrière eux. La chute est d’autant plus brutale qu’ils ont connu l’aisance et qu’ils n’ont maintenant plus rien. L’auteur dépeint ainsi le dénuement, la famine, les maladies, les pénuries et l’indifférence de la communauté internationale.

La dernière thématique développée par l’auteur que je voulais évoquer est celle du couple. Malgré le contexte particulier de la guerre du Biafra, il y a dans L’autre moitié du soleil une vraie réflexion sur la mécanique du couple et sur la relation. L’auteur ne semble pas tant s’intéresser à des histoires d’amour (en tout cas elle ne les traite pas sous un angle sentimental) – et d’ailleurs les deux couples sont plutôt atypiques – qu’à la construction et la relation de couple. Elle traite ainsi de la confiance, la fidélité, l’engagement, le regard des autres, l’hostilité de la belle-famille, la préservation du couple dans la durée et face aux épreuves, ou encore le désir d’enfant.

 

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En bref, un roman intéressant qui nous fait découvrir l’histoire du Nigéria, à travers les mécanismes destructeurs de la guerre civile et les illusions déçues de ceux qui ont cru pouvoir changer l’histoire de leur pays. Chimamanda Ngozi Adichie croise la grande Histoire et les destins individuels, en creusant la rivalité fraternelle et la relation amoureuse, avec deux couples peu communs mais qui sauront rester forts dans la difficulté. 

Verdict Une bonne suprise

 

Le roman a été adapté par un réalisateur nigérian en 2014.

 

4 réflexions sur “L’autre moitié du soleil, Chimamanda Ngozi Adichie

  1. Même si je n’irais pas jusqu’à le lire, ayant encore trop de mal avec les romans historiques, tu décris et analyse vraiment bien le livre, et ça donne envie de connaître le Nigéria, son histoire, s’intéresser à une culture différente, découvrir un versant de l’Histoire qui m’est inconnu. C’est vrai -et là je réponds plus à la chronique « A La Recherche de… » – que rarement sont mis en avant les auteurs africains ou les histoires s’y déroulant. D’ailleurs, quand tu dis « Littérature Africaine », ce qui me vient en tête sont les histoires avec les anciennes croyances, la magie…Un peu dans le style de Kirikou ! C’est un peu « cliché » mais c’est vrai que ça m’attire bien. Et toi ? Connais-tu des livres s’y rapportant ?
    Je cherchais si j’avais lu des auteurs ou livres s’y rapportant mais les seuls me venant à l’esprit sont en fait des livres américains, se déroulant aux Etats-Unis, sur la Guerre de Sécession, l’Histoire des esclaves Afro-Américains,… Je suis très attirée par ce type de littérature et je classe en tête des mes livres favoris La Case de l’Oncle Tom, d’Harriet Beecher-Stowe, qui m’a vraiment émue. Découvert grâce à mon prof d’anglais de 1ère qui en parlait souvent. Sur le même thème – et j’irai lire ta Chronique- j’ai beaucoup apprécié La Couleur des Sentiments, ainsi que le film. Et j’ai toujours dit que je lirai HuckleBerry Finn ! Souvenir d’Enfance avec le dessin animé qu’on regardait =) Mais c’est un sacré pavé et je me suis mise à relire depuis trop peu je pense pour me lancer dedans ! Prochain Challenge ! As-tu lu ces livres ? Ce pan de l’Histoire t’intéresse-t-il également ?

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    • J’avais un peu le même imaginaire quand j’entendais littérature africaine. Des histoires de coutumes particulières, de croyances… Et d’ailleurs il y en a, même si ce nest pas ce qui mattire le plus personnellement. Du coup je n’ai pas vraiment de titres à te conseiller, parce que ce n’est pas les plus connus ! A l’inverse la littérature africaine tourne aussi beaucoup (surtout dans celle commercialisée en France) sur la guerre et les situations de conflits, ce qui est plutôt dommage a mon avis (on ne montre que cet aspect là de l’Afrique). Je suis aussi intéressée par la littérature afro américaine (je ne sais pas si tu as vu l’article A la recherche consacré à ce thème ?). J’ai lu La couleur des sentiments mais pas encore les grands classiques type La case de loncle tom et Huckleberry Finn. Mais c’est sur ma liste !

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