Meursault contre-enquête, de Kamel Daoud

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En tant que grande lectrice de Camus (bien que plus mitigée pour l’Etranger), je ne pouvais passer à côté du roman de Kamel Daoud. Et d’ailleurs, mes amies qui me l’ont offert le savaient bien ! En effet, le journaliste et écrivain algérien a imaginé une sorte de suite ou de réécriture de l’oeuvre de Camus.

Pour celles et ceux qui ne connaissent pas l’Etranger, je vous rappelle brièvement l’histoire. Elle se passe en Algérie française, au milieu du XXème siècle. On est dans la peau de Meursault, un homme un peu étrange, complètement désabusé, après la mort de sa mère. Il aide son voisin Raymond, un proxénète en conflit avec sa maîtresse qu’il a maltraitée. Un midi, ils se promènent sur la plage et croisent deux Arabes, dont l’un n’est autre que le frère de la maîtresse. Une bagarre s’ensuit. Plus tard, Meursault, les idées brouillées par le soleil, tombe de nouveau sur l’Arabe et lui tire dessus. Il est alors arrêté et interrogé pour son meurtre, mais incapable de remords ou d’explications.

*  *  * 

Il n’est pas forcément nécessaire d’avoir lu Camus pour lire le livre de Kamel Daoud, puisque l’auteur explique les principaux éléments narratifs, mais je vous le conseille quand même, cela aura plus de sens ! Le point de départ de Kamel Daoud est de redonner la parole aux Arabes dans l’histoire. Il fait témoigner Haroun, le frère de l’Arabe tué par Meursault.

Avant toute chose, les fidèles lecteurs de Camus seront heureux de retrouver des références au texte original. Kamel Daoud a choisi de calquer le début et la fin de son livre sur les phrases de Camus :

« Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. » (« Aujourd’hui, maman est morte. »)

« Un jour l’imam a essayé de me parler de Dieu en me disant que j’étais vieux et que je devais au moins prier comme les autres, mais je me suis avancé vers lui et j’ai tenté de lui expliquer qu’il me restait si peu de temps que je ne pouvais pas le perdre avec Dieu. Il a essayé de changer de sujet en me demandant pourquoi je l’appelais « Monsieur » et non pas « El-Cheikh. » «   (« Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui et j’ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu’il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu. Il a essayé de changer de sujet en me demandant pourquoi je l’appelais « monsieur » et non pas « mon père ». »)

Outre ce clin d’œil, l’idée de départ est particulièrement intéressante. Le roman se construit comme un monologue où le personnage s’adresse directement au lecteur comme si on était assis au bar avec lui. Cela fonctionne bien et, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le récit n’est pas monotone, d’autant que le livre est court. Le seul bémol c’est que le discours de Haroun est parfois un peu agressif quand il interpelle le lecteur, comme s’il nous prenait en faute pour avoir apprécié l’oeuvre de Camus, un récit qui relate un crime. Cela peut finir par être agaçant !

Tout l’enjeu de ce roman est qu’il questionne le roman de Camus et nous fait nous interroger sur une chose à laquelle nous n’avions même pas pensée : qui était l' »Arabe » ? On se retrouve dans une sorte de dilemme moral face à l’ambiguïté de l’Etranger : Camus a choisi d’écrire un roman qui bouscule les convenances, qui dérange car il nous place dans la peau d’un meurtrier, d’un meurtrier qui ne regrette pas et qui n’a pas d’explication rationnelle à son geste, qui n’est même pas psychopathe. Et oui, finalement, le tour de force de Camus est qu’il est parvenu à faire oublier la victime. Kamel Daoud a donc le mérite de nous faire considérer les choses d’un autre point de vue.

En faisant parler un Algérien, Kamel Daoud questionne aussi l’ambiguïté de Camus qui était un pied-noir favorable à l’Algérie française. Haroun reproche à Camus d’avoir donné un nom à tous ses personnages, sauf à son frère, Moussa, qui est simplement désigné comme l' »Arabe ». Est-ce à dire, pourtant, que l’appellation « Arabe » utilisée par Camus est raciste ? Je ne crois pas. Je pense que Camus a choisi de dire « l’Arabe » pour montrer que, dans son roman, l’important n’était pas vraiment le meurtre ou la victime, c’était autre chose. Finalement, Meursault aurait pu tuer n’importe qui, aurait même pu commettre n’importe quel crime, c’est d’autre chose que Camus voulait parler.

Le gros problème que j’ai eu avec Meursault contre-enquête, est que Haroun, et donc l’auteur, semble reprocher à Camus le crime de son personnage, comme si c’était lui qui l’avait commis. Il entretient constamment un flou sur l’identité de Meursault, en le désignant comme l’auteur du livre à succès qui relate son crime à sa sortie de prison. (ce qui est d’ailleurs impossible puisque Meursault est condamné à mort dans l’Etranger).

« Le meurtrier est devenu célèbre et son histoire est trop bien écrite pour que j’aie dans l’idée de l’imiter. C’était sa langue à lui. C’est pourquoi je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi. »

On a donc l’impression que Haroun attaque Camus, le Pied-noir, raciste, qui peut faire tuer un Arabe dans son livre sans que cela ne choque personne. Vous voyez le problème avec ce genre de parti-pris. 

Le personnage affirme que Camus, c’est une belle écriture et rien d’autre, qu’il n’y a que du vide derrière les mots. Certes, le plus grand atout de Camus est sa plume, et souvent pas le scénario au sens strict. Mais pour Camus, la narration est la plupart du temps un prétexte pour développer des réflexions philosophiques. Derrière l’histoire du meurtre, c’est avant tout des normes sociales que parle Camus. Au fond, dans l’Etranger, ce que l’on reproche à Meursault, ce n’est pas d’avoir tué un homme, mais d’être un « étranger », étranger aux valeurs de ses accusateurs. On le condamne car il ne se conforme pas à leur morale, car il n’a pas été assez triste à la mort de sa mère, car il n’a pas éprouvé de remords après le meurtre et car il ne croit pas en Dieu. Meursault dérange parce qu’il est hors norme, complètement désabusé, indifférent à tout, et par ce comportement il remet en cause l’ordre moral.

Le roman de Kamel Daoud prend alors un autre ampleur lorsque l’on se rend compte que Haroun n’est rien d’autre qu’une version de Meursault. Je vous passe les détails pour vous laisser du suspens, mais finalement les deux personnages sont assez similaires. Haroun est lui aussi en décalage avec son pays. Il n’a pas partagé le même enthousiasme indéfectible pour l’indépendance, n’a pas pris les armes, n’est pas attaché à une morale traditionnelle en particulier à l’égard des femmes, n’a d’ailleurs ni femme ni fils, et enfin, comme Meursault, il ne croit pas en Dieu. Quand on connait un peu les positions de Kamel Daoud (je ne rentrerais pas dans les polémiques récentes), on comprend qu’il y a une certaine critique de l’Algérie et du poids des traditions et de la religion.

Tout cela semble alors plutôt donner raison à Camus, puisque même le personnage qui accuse Meursault finit par lui ressembler.

* * *

Voilà une longue chronique pour un roman qui se lit bien et intéressera ceux qui aiment Camus. Difficile, au final, d’émettre un jugement : le livre de Kamel Daoud reste ambigu, entre reproche, hommage, dénonciation et similitudes.

Verdict Une bonne suprise


 

Edition : Actes Sud – 153 pages – Année de parution : 2014

 

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